
Pour comprendre l’histoire de Jacques Barnachon, il faut revenir au début. Dans les années soixante-dix, quand son père marié avec une fille de Bonnétage vient se perdre à pas tranquilles sur les hauteurs du village. Il cherche des morilles, mais tombe sur une combe perdue, une vieille ferme abandonnée, et des pâtures ingrates qui émergent d’un marécage où grelotte un entrelacs de sources.
En ce printemps bourgeonnant, Maurice Barnachon se met à rêver. Et s’il remettait en eau cet ancien étang tourbeux perdu à 900 mètres d’altitude ? Et s’il restaurait cette vieille ferme pour offrir un restaurant à Renée, sa femme qui s’échine à travailler pour les autres ?
Maurice s’accroche à son idée et finit par convaincre le propriétaire de lui vendre ce bout de paysage humide. Nous sommes en 1975. L’année suivante, profitant de la sécheresse estivale, il fait creuser un étang qu’il alevine. Il l’ouvre à la pêche, organise des concours et se lance dans l’élevage de grenouilles rousses. Parallèlement, il bâtit une cabane pour y ouvrir un estaminet et y faire de la petite restauration.
Le succès est quasi immédiat et Maurice voit plus grand. Il veut transformer la vieille ferme du domaine en hôtel-restaurant. Il lui faudra quatre ans pour obtenir le permis de construire et trois années supplémentaires pour ouvrir son établissement. L’affaire est lancée : « ça pêche, ça picole et ça rigole ». Pour Maurice Barnachon, l’avenir de ses enfants est désormais tout tracé. Ce sera ici à l’étang du moulin. Chez les Barnachon, c’est le patriarche qui décide et il veut que son fils soit cuisinier.
Mais Jacques ne l’entend pas de cette oreille. L’adolescent est hyperactif. « Tout petit déjà, je déblayais la neige devant les maisons du village pour m’occuper. Je ne me voyais pas prisonnier dans une cuisine. Je rêvais de cathédrales, de châteaux. Je voulais être charpentier et devenir Compagnon du Devoir ». Mais qu’importe ses envies. Son père l’a déjà inscrit au lycée professionnel de Pontarlier. Forcément, les débuts sont compliqués. Jacques fait sa tête de bois. Il se désintéresse des cours et affiche un misérable 3/20 de moyenne générale.
Voyages initiatiques
Le déclic survient en 1987 lors de son apprentissage. Il intègre « Le France » à Villers-le-Lac, l’une des plus belles tables de la région. Le patron, Yves Droz- Bartholet, le prend sous son aile. Il l’amène avec lui à la rencontre des vignerons du Jura, lui fait découvrir les bons produits et la manière de les sublimer. L’adolescent découvre un univers qu’il ne soupçonnait même pas et ça lui plait. Il se sent libre. Il grille ses premières cigarettes, fait pétarader sa 103 Peugeot les cheveux au vent pour impressionner les filles.
Quand « Le France » ferme pour ses congés annuels, il aime tellement ce qu’il fait qu’il se porte volontaire pour un stage en boulangerie-pâtisserie chez Jean-Luc Viennet, meilleur ouvrier de France à Villers-le-Lac. Son CAP de cuisinier en poche, il continue à multiplier les expériences. Avec son ami, le cuisinier Hugues Droz, il voyage en Thaïlande, au Vietnam et y découvre « une cuisine d’épices, simple mais savoureuse ».
A son retour, il poursuit sa formation aux Vieux moulin à Bouilland en Côte d’Or. Auprès de Jean-Pierre Silva (2 étoiles au Michelin) il découvre le travail en brigade et entrevoit une cuisine « très épurée, au gout franc et aux mariages subtils ». Il enchaîne chez Jean Crôtet, à l’hostellerie de Levernois à Beaune, également doublement étoilé.
Aussi en 1992, quand il rentre à Bonnétage, le choc est rude. Le menu à la bonne franquette alterne entre poulet rôti et friture de poissons, toujours garnie de la sempiternel « salade-frites ». La cuisine est vieillotte, mal équipée et ni ses parents, ni sa sœur Sandrine ne parviennent à se dégager un salaire. « L’affaire tournait bien, mais seulement pendant six mois. L’hiver, la route n’était même pas déneigée » se souvient Jacques Barnachon.
En deux ans, il change tout et bascule dans la gastronomie. Ce qui fait fuir la moitié de la clientèle, « mais à la fin de l’année, on dégageait le même résultat » se souvient-il.
Les nouveaux plats lancés sans essai
En 1996, le Michelin lui attribut deux fourchettes. Jacques Barnachon y voit un encouragement à poursuivre le travail engagé. Dès qu’il a quelques jours de vacances, il en profite pour parfaire sa formation. Il fait des stages chez Valrhona, à l’école Le Notre, mais aussi auprès du chef pâtissier d’Alain Ducasse, Philippe Gobet. Un investissement qui finit par payer.
En 2000, Jacques Barnachon remporte le prix Masse, considéré comme le Goncourt du foie gras. Et c’est assez logiquement qu’il décroche une étoile Michelin en 2005, grâce à une cuisine de contrastes, artisanale, classique, mais technique, et toujours fidèle aux saisons. Une orientation qu’il n’a jamais reniée depuis.
"La carte, je la change une dizaine de fois par an". Toujours en cuisinant à l’instinct, mais jamais en cédant aux sirènes de la mode. "Mes nouvelles recettes, je les crée directement, sans essai. J’ajuste ensuite en fonction des retours des clients et de la brigade » explique-t-il. Et d’ajouter : « ce que j’aime travailler par-dessus tout, ce sont les jus, les bouillons, les consommés... Sur un plat, la sauce, l’assaisonnement, c’est vraiment quelque chose qui fait la différence ».
Et pour cela, il n’hésite pas à innover en faisant par exemple vieillir ses vinaigres balsamiques à 3500 m d’altitude « parce que le froid et l’humidité favorisent la maturation et la naissance naturelle de cristaux » explique-t-il.
Le roi du foie gras
Sinon ses plats sont constitués à 95% avec des produits péchés, élevés et produits en France. Il aime particulièrement travailler le gibier, les coquillages, mais aussi le foie gras. "Après avoir obtenu le prix Masse, j’ai renouvelé pendant près d’une douzaine d’années un menu tout foie gras en sept plats » explique-t-il. C’est dire s’il a quasiment tout essayé avec ce produit phare de la gastronomie française. Il l’a associé au homard, à la sardine, avec du turbot et des algues ou encore avec de la viande de lapin. Il l’a poché dans un bouillon de queues de bœuf. Il l’a servi mi-cuit avec des amandes et du macvin, des dattes Medjou, des noix et des figues, ou en feuilletage avec des morilles et des asperges… Une expérience plurielle qu’il a mis au service du plus grand nombre, en créant sa marque, « Barnachon foie gras ». « Chaque année je cuisine près d’une tonne de foie gras. Une partie est consommée au restaurant, mais l’essentiel est vendu dans des épiceries fines ou via les comités d’entreprise de la région » explique le chef, membre actif de l'association des maîtres cuisiniers de France.
L’autre caractéristique de la cuisine de Jacques Barnachon est d’avoir un accent régional bien marqué. Dans tous ses plats, il y a une touche qui rappelle la Franche-Comté. Ici, il associe la Saint-Jacques avec un caramel d’absinthe. Là, ce sont les morilles en ragout qui s’accompagnent d’un vin jaune avec une émulsion crémeuse. Macvin, Mont d’or, saucisse de Morteau, miel de sapin, comté, complètent la panoplie régionale qui pimente les plats au fil du repas.
Avec le temps, l’établissement a réussi son ancrage et trouvé son rythme de croisière avec d’un côté le restaurant gastronomique et sa trentaine de couverts et de l’autre une table bistronomique qui peut absorber jusqu’à 100 couverts sur un même service. « L’entreprise est saine. Le potentiel du domaine (41 ha dont 5 ha d'étang) est énorme et il appartiendra à la nouvelle génération de le développer » souligne Jacques Barnachon qui observe avec intérêt ses enfants et nièces, prendre les commandes. Sandrine, la sœur de Jacques qui a beaucoup oeuvré à ses cotés a déjà passé la main à ses filles. Céline gère désormais la partie hôtelière. Sa sœur, Emilie a pris en main la gestion. Alexandre le fils de Jacques, formé au sein de la maison Wenger en Suisse (2 étoiles Michelin), travaille désormais avec son père en cuisine. Reste Charlotte, sa sœur qui après son master en hôtellerie passé à l’institut Bocuse va intégrer la très réputée école hôtelière de Lausanne.
Chez les Barnachon, la transmission est tout sauf un problème. Au menu des envies et des compétences, il y a l’embarras du choix.
