
De janvier à avril, c’est l’effervescence dans les petits ports de pêche des îles Lofoten en Norvège. D’étranges râteliers en bois se dressent sur les rives, chargés de poissons. Etêtés et vidés, attachés par deux, le dos au vent, des cabillauds restent suspendus jusqu’en juin, perdant ¾ de leur poids. Ils changent alors de nom pour s’appeler « stokkfisk». Sous cette forme, les poissons se gardent de long mois, voire des années. Dans les bars, à la place des cacahouètes, on sert souvent des petits bouts de ces poissons séchés. Les déchets sont répandus dans les champs, fertiliser la terre et nourrir les mouettes qui, bien repues, épargnent ainsi les morues suspendues sur les râteliers.
Quant à la morue, le « kipfish », c’est du cabillaud qui est salé avant le séchage. Mais une grande partie est vendue fraîche pour la restauration. Jusqu’à fin avril, la plupart des restaurants en Norvège affichent du skrei au menu. C’est le nom que prend le cabillaud qui a parcouru des milliers de kilomètres à contre-courant depuis la mer des Barents pour frayer dans les eaux limpides de l’archipel des Lofoten. Pendant ce long périple de 2000 km à contre-courant dans les eaux glaciales, l’alimentation du cabillaud change et il se nourrit de capelans et de krill. Sa chair est alors musclée et affûtée, délicate et d’une blancheur nacrée.

C’est la saison du skrei
L’histoire se répète depuis des siècles. Chaque janvier, les pêcheurs sont à l’aguet. Portés par leur instinct, des centaines de millions de cabillauds quittent la mer de Barents dans l’océan Atlantique au nord du pays pour migrer vers la côte nord de la Norvège et les îles Lofoten, leurs eaux natales.
L’arrivée du skrei, véritable miracle de la nature, est une manne pour les pêcheurs. La mer regorge de poissons de janvier à avril. Mais la pêche est scrupuleusement réglementée pour préserver l’espèce. Seulement une petite partie des centaines de millions de poissons est prélevée et uniquement selon des méthodes de pêche traditionnelles (sans filets) depuis des petits bateaux. Ensuite, le skrei reprend le chemin du nord vers la mer de Barents et le Gulf Stream amène des milliards d’œufs fécondés vers le nord. Les œufs éclosent, les nouveaux alevins de cabillaud poursuivent leur voyage. Il faudra patienter neuf mois avant que d’autres cabillauds ne reviennent pour permettre à nouveau cette pêche miraculeuse.
En cuisine
Comme dans le cochon, tout est bon dans le poisson ! L’huile de foie de morue, pour commencer. Ses vertus médicinales sont reconnues : elle est bonne pour le cœur, la vue ou encore les articulations. Les marins l’appliquaient sur la peau pour la protéger, on imperméabilisait les vêtements, l’utilisait pour s’éclairer….. Bref, l’odeur du poisson était omniprésente ! Puis, il y a les œufs, le kaviar, qui n’a rien à voir avec les fameux œufs d’esturgeon ! Salés et sucrés, pressés, les œufs du cabillaud arctique sont préparés dans une sorte de tamara local.
Mais, surtout, le skrei est un poisson délicieux. Sa qualité est garantie depuis 2006 d’un label de qualité répondant à un strict cahier de charges. Il se prête à une multitude de préparations culinaires, des plus simples aux plus sophistiquées. Poêlé, rôti, poché ou simplement cuit à la vapeur, sa chair délicate s’effeuille lorsqu’elle est parfaitement cuite. Le skrei est cuit lorsque sa température à cœur atteint 38 °C. Elle peut toutefois être portée à 40/44 °C pour ceux qui préfèrent une cuisson à point. Tout est bon dans le skrei : sa langue, ses joues, ses œufs, son foie, sont même considérés comme des mets raffinés. Les têtes séchées sont exportées en Afrique où elles servent à préparer des soupes. En stockant son excédent de graisse dans son foie et non dans ses muscles, le skrei est un poisson parmi les plus maigres : 75 kcal seulement pour 100 g de chair.

Une pêche éprouvante
La pêche au skrei attirait en son temps plus de 30000 personnes sur l’archipel des Lofoten. Loin de leurs familles, ces pêcheurs logeaient alors dans ces modestes cabanes en bois, les fameux rorbuer, transformés aujourd’hui en maisonnettes de vacances. A l’époque, le confort y était bien plus rudimentaire et les hommes y étaient entassés à 10 ou 12. Des conditions d’hébergement qui correspondaient aux conditions – épouvantables - du travail. Un film dans le petit écomusée de Njusfjord retrace cette pêche dans des petites embarcations, avec un équipement rudimentaire. Les pêcheurs ont été emportés parfois par centaine. Le tout pour une rémunération misérable. Ce n’est qu’en 1936 qu’un prix minimal a été fixé par les coopératives des pêcheurs !
Aujourd’hui, ils ne sont plus que quelques milliers de pêcheurs à attendre chaque janvier l’arrivée du skrei.