
Le sentier pierreux qui dévale la pente débouche sur une route enchâssée dans un fond de vallée verdoyant qu’arrose un torrent furibond. Sur ce ruban d’asphalte chauffé par le soleil, quelques vaches et cochons déambulent d’un fossé à l’autre, en quête d’herbes grasses.
Voilà trois jours que nous sillonnons à pied les montagnes de Svanétie, en traversant des villages aussi isolés que désertés, où seules quelques maisons ont été transformées en « guesthouse » pour accueillir les randonneurs de passage. Ici, le village est plus important. Perché à 2100 mètres d’altitude, Ouchgouli regroupe quatre hameaux qui abritent d’imposantes tours de guets en pierre de taille, érigées pour la plupart entre le XIe et le XIIIème siècle. Elles servaient jadis à protéger les villageois des envahisseurs. Elles sont aujourd’hui utilisées pour y stocker la paille et le blé. De ces tours-maisons, classées au patrimoine mondial de l’UNESCO depuis 1996 s’en détache une autre, plus noire, plus ramassée, entourée de sapins, et située au sommet d’une montagne dominant le village. Ce serait l’ancienne résidence d’été de Tamar, la plus illustre des reines de Géorgie qui régna de 1184 à 1213.
La Russie de l’autre côté des montagnes
En tournant la tête, c’est la montagne qui capte le regard. De cette chaine immaculée de blanc se détachent le Katyn-Tau (4979 m), le Tetnuldi (4858 m), mais surtout le mont Chkhara, le plus haut sommet de Géorgie qui culmine à 5193 mètres d’altitude. Cette Impressionnante masse rocheuse, composée pour l’essentiel d’ardoises, forme la fin du fameux mur Bezengi, une formation verticale de 11 km de long surplombant plusieurs glaciers. Le décor est féérique. De l’autre côté de ce massif, c’est la Russie, l’ennemi qui rode face à une Géorgie progressiste et majoritairement pro-européenne. Dire que les relations entre les deux pays sont tendues est un euphémisme. Depuis la chute de l’URSS, le voisin russe n’a eu de cesse de souffler sur les braises dans les deux régions séparatistes d’Ossétie du Sud et d’Abkhazie.
Attablé à la terrasse d’un bistrot, devant un généreux verre de chacha, un marc local parfumée aux herbes des montagnes, Giorgi se veut philosophe. « La Svanétie n’a jamais été dominée par qui que ce soit. Ce n’est pas aujourd’hui que cela va commencer » tranche-t-il dans un anglais hésitant et rocailleux. C’est un fait que le peuple svane a longtemps été coupé du monde extérieur. Le grand Caucase l’a protégé autant qu’il l’a isolé. Les liaisons routières existent depuis seulement quelques décennies. Avant, pour s’y rendre il fallait traverser les montagnes par des chemins muletiers. Les envahisseurs successifs, mongols, perses, ottomans ne s’y sont pas risqués. Même les soviets ont peu mis les pieds en Svanétie. A l’époque, il fallait 12 heures pour parcourir les 130 km de route non goudronnée reliant Zoulgdidi à Mestia, la capitale de la Svanétie. De fait, « la région a longtemps été le coffre-fort de la Géorgie. A chaque fois qu’il y a eu des invasions, on venait y cacher les richesses, les icones » raconte Zoura, guide touristique pour le compte de Visit Georgia.
Des affronts lavés dans le sang
Longtemps, ces montagnards rudes et taiseux ont vécu en quasi autarcie, regroupés en clans et ne reconnaissant que l’autorité des leurs. Derrière cette forteresse caucasienne, les mariages par enlèvement se pratiquaient encore il y a une vingtaine d’année, on lavait les affronts dans le sang et quand il y avait une réconciliation, c’est à l’église, devant Saint-Georges, le patron de la Géorgie qu’elle était scellée. Et ce, même si les Svanes ont toujours eu une interprétation bien à eux de la chrétienté. Officiellement, ils sont orthodoxes de confession. Dans les faits, ils vénèrent Marie autant que Lamaria, la déesse de la fertilité. Ils croient à la connexion avec les ancêtres et invitent d’ailleurs une fois par an leurs défunts à table ! Au printemps, les paysans brulent des torches à la fête de Lamproba dans l’espoir de bonnes récoltes. Et il arrive encore que les jeunes couples sacrifient un mouton pour réclamer aux divinités la naissance d’un fils.

Les Svanes ont aussi leur propre langue, inintelligible pour les autres Géorgiens, leurs traditions, leur culture notamment le Chakrulo, un chant polyphonique classé depuis 2008 au patrimoine immatériel de l’Unesco.
Dans ces vallées, la chute de l’Unionsoviétique a été très rude. Dans les années qui ont suivi, la population s’est appauvrie. Le gaz et l’électricité n’étaient plus distribués. Des armes se sont mises à circuler. La Svanétie est devenu une terre mafieuse. Tout a changé avec Saakachvili (président de la Géorgie de 2004 à 2013). En 2006, l’ex-président désormais naturalisé ukrainien lança une opération militaire « de nettoyage » avec pour objectif de rétablir l’ordre pour faire de la Svanétie un haut lieu du tourisme géorgien. Opération réussie.
La traite des vaches à la main !
Il y a 10 ans à Ouchgouli, il n’y avait qu’une maison d’hôtes et il fallait venir avec ses draps pour passer la nuit. Aujourd’hui, on compte plusieurs dizaines de structures qui accueillent des randonneurs du monde entier. Il n’empêche, cette soudaine popularité (on dénombre 150 000 touristes par an) n’a pour l’instant pas modifié en profondeur l’équilibre de cette société rurale grandement préservée. Ici on coupe encore l’herbe à la faux, on laboure avec une charrue tirée par un cheval et la traite se fait toujours à la main ! Et si le tourisme génère un peu d’effervescence entre mai et septembre, la tranquillité reprend ses droits avec l’arrivée des premiers flocons. En plein hiver, il y a 2 à 3 mètres de neige dans les villages. A Adishi ou Iprari, seules quelques familles vivent sur place à l’année de façon quasi autarcique durant 5 à 6 mois.
Il est 19 heures. Il est temps de se mettre à table. Comme chaque soir, nos hôtes ont mis les petits plats dans les grands. Chacun se sert dans la multitude de plats éparpillés sur la table. Là, il y a des champignons frits, ici des rouleaux d’aubergines garnis de noix et d’ail. Plus loin, des légumes grillés, une salade de tomates et de concombres, des gros raviolis à la viande de mouton, de la purée de haricot, du poisson en sauce, sans oublier l’éternelle khachapuri (un pain au fromage fondu). Tout est savamment épicé, relevé à la coriandre et arrosé d’un sapéravi de chez Marani. Incontournable. La Géorgie est considérée comme le berceau du vin. Des traces de vinification vieilles de plus de 8000 ans ont été datées par les archéologues. On y dénombre aujourd’hui encore plusieurs centaines de cépages et des cuvées de tout premier choix. Le vin est d’ailleurs le premier produit d’exportation du pays.
Dans la nuit installée, je parcours quelques pages du « Voyage au Caucase » d’Alexandre Dumas publié au milieu du XIXème siécle avant de savourer un luxe rare : le silence. Ici on ne parle plus, on s’émerveille dans la paix.
Un petit paradis pour la randonnée
Les montagnes de Svanétie sont très accessibles à la randonnée. Les sentiers sont bien fléchés, les parcours balisés. On alterne entre forêts régénératrices, peuplées de bouleaux, de charmes, de sapins et crêtes contemplatives, entre glaciers, vallées aériennes et prairies abondamment fleuries. Certains pans de montagne sont entièrement recouverts de rhododendrons et il y a des dizaines de variétés de fleurs : de la renoué bistrote, du géranium sauvage, de la bétoine hirsute, du lys pompon… Sans oublier la fameuse berce du Caucase popularisée par les artistes de l’art nouveau dans leurs ornements du début du 20ème siècle. Mais attention, il ne faut pas la toucher. Le jus de cette plante provoque de vives brulures ! Cette région sublime abrite également une faune riche : des loups gris, des bouquetins, des chèvres sauvages... Il y a encore quelques ours bruns qui ont failli disparaitre au début des années quatre-vingt-dix, victimes du braconnage. Dans un monde où le lien avec la nature s’est grandement distendu, l’émerveillement est un précieux levier pour renouer avec le vivant, en prendre soin, tout en se ressourçant. La Svanétie se prête à merveille à l’exercice. Voici quelques idées de randonnées à faire entre Becho et Ouchgouli.
Les cascades d’Ouchba
Au départ du village de Becho, randonnée jusqu’aux cascades d’Ouchba. Pas exceptionnel, mais cela permet de se mettre en jambe et de s’habituer progressivement à l’altitude. (10 km. 550 m de dénivelé positif). La randonnée emprunte le même itinéraire à l’aller et au retour, en suivant le cours d’eau qui descend du glacier.
De Becho jusqu’aux lacs de Koruldi

Toujours au départ de Becho. Prendre la direction des lacs de Koruldi en empruntant le col de Guli. Il faut compter près de quatre heures de montée et 1350 mètres de dénivelle positif, avec quelques passages à plus de 25 %. Le col situé à 2954 mètres d’altitude au pied du mont Ouchba offre un panorama à 360 degrés exceptionnel. De là, longue descente, puis sentier en balcon dans les prairies fleuries avant une nouvelle ascension jusqu’aux lacs de Koruldi. De là, des voitures permettent de redescendre jusqu’à Mestia. (18 km, 1705 m de dénivelle positif.)
Trois jours d’itinérance de village en village
Au départ du village de Tsaldashi, il faut monter au col d’Ughviri à 2480 m d’altitude, en traversant une forêt de bouleaux. Le sentier plonge ensuite entre forêts et prairies jusqu’au village fortifié d’Adishi, situé à 2100 m d’altitude (10 km 892 m de dénivelé positif). Quelques familles vivent encore ici à l’année et il existe de nombreuses guesthouse pour passer la nuit. Le lendemain, on remonte la vallée en suivant le torrent dominé par le mont Tetnuldi. A hauteur du glacier d’Adishi, Il fait passer le torrent à cheval. C’est la seule solution. Des villageois sont postés la toute la journée pour faire traverser les randonneurs. Ensuite, longue montée jusqu’au col de Chkhutnieri à 2721 mètres d’altitude, avant de redescendre dans les alpages et le long des gorges jusqu’au village d’Iprari ou une seule famille vit ici toute l’année. (18, 5 km, 727 m de dénivelé positif). Le 3ème jour, descente jusqu’au village de Davberi, puis le sentier traverse une jolie forêt avant de rejoindre Ouchgouli, l’un des villages les plus hauts d’Europe, réputés pour ses tours défensives classées au patrimoine de l’Unesco. (15 km, 765 m de dénivelé positif).
Ouchgouli, un carrefour de sentiers
Depuis Ouchgouli, nombreuses randos sont possible à la journée, notamment la montée jusqu’au glacier du mont Chkhara (19 km, 550 m de dénivelé positif), mais aussi l’ascension du mont Guri (2970 m) au départ du hameau de Chazhashi. Le sommet offre l’une des plus belles vues du secteur sur le mont Chkhara et le pic Tetnouldi (12 km 1030 m de dénivelé positif). Retour par le même chemin avec possibilité de faire une boucle par l’ancienne résidence d’été de la reine Tamar.
Coup de cœur
Tbilissi, en lettres capitales

On s’attend à une architecture soviétique ou prime l’utilitaire sur l’esthétisme. On découvre au contraire une ville agréable entre tradition et modernité, arborée, vivante, à l’histoire multiculturelle. La vieille ville magnifiquement restaurée se décline en places ombragées, en ruelles étroites et tortueuses qui abritent des échoppes de toute sortes et de veilles églises en pierre, d’influence persanes, ottomanes et russes. Il faut rallier la forteresse de Narikala en téléphérique (départ depuis le parc Rike) et prendre de la hauteur pour prendre toute la mesure de la capitale géorgienne. A voir également la cathédrale Sioni, érigée au VIème siècle qui abrite la croix de sainte Nino ou encore la tour de l’horloge bâtie par le maitre marionnettiste Gabriadze, contestataire subtil de l’occupation russe.
La capitale géorgienne, vieille de 15 siècles, abrite aussi deux musées digne d’intérêt, le musée d’art moderne et le musée national qui expose une multitude d’objets en or et en pierres précieuses provenant de tombes du IIIème siècle avant JC et notamment des parures du royaume de Colchide. Le soir, prenez le temps de flâner sur la Roustavéli gamziri, l’artère principale de Tbilissi qui est jalonnée de jolies édifices (académie des sciences, parlement, théâtre Roustavéli, opéra ballet….
Ne manquez pas de vous baigner dans les eaux sulfureuses des bains traditionnels qui ont émerveillé Alexandre Dumas. Ils sont tous installés dans la rue Grichachvili et le vendredi ou le samedi soir, prenez le temps de passer du côté de la place Meidan, il y a quelques fois des concerts improvisés et des jeunes qui s’époumonent sur des danses traditionnelles endiablées.