HTML STATIC

Jean-Marc Toussaint

La Champagne réinterprétée par Philippe Mille

# Voyage gourmand# Les bonnes tables

# Marne

L’Arbane est le moins connu des sept cépages champenois. C’est aussi le nom du nouveau restaurant de Philippe Mille à Reims. Portrait de ce chef orfèvre qui porte cette enseigne comme un manifeste.

Chef du mythique restaurant "Les Crayères" durant 12 ans, Philippe Mille a crée l'Arbane à Reims au printemps 2024. Photo Anne Emmanuelle Thion

Derrière les murs de cette somptueuse demeure du XIXème siècle de la rue Noël, à deux pas de la cathédrale de Reims, l’ambiance est feutrée. Il est midi. Dans le salon, à l’étage, quelques convives discutent, une coupe de champagne à la main. L’endroit respire le vignoble, dans le calme, le luxe et la volupté. Les tables ont été conçues à partir de bouteilles de champagne fondues.  Ici, un mur est recouvert de liège, la un tableau sculpté de Sarah Walbaum représente les sept cépages champenois.

 Le restaurant au rez-de-chaussée prolonge cet ancrage total dans le terroir, l’histoire et le savoir-faire champenois. Le comptoir qui fait le trait d’union entre la salle et cette cuisine ouverte est en craie, comme les caves où vieillissent les vins effervescents les plus célèbres au monde. La table est en cuir de raisin, les assiettes en forme de feuilles de vigne. Les manches des couteaux ont été taillés dans d’anciennes douelles de tonneau et reposent sur la représentation de taches de vin en verre, coulées par le célèbre atelier vitrailliste Simon-Marq. Ici tout est Champagne.

Adjoint de Yannick Alléno au Meurice

L’Arbane est depuis le printemps 2024 le nouveau refuge de Philippe Mille, Manceau d’origine mais fier d’être devenu un ambassadeur de cette région si pétillante. Ce chef talentueux est constamment en mission pour cette terre dont il est éperdument tombé amoureux et qu’il a fini par épouser. Mais avant d’en arriver là, Philippe Mille a dû travailler dur pour comprendre les codes et l’identité d’une région viticole complexe qui ne s’ouvre pas au premier venu. « Quand je suis devenu chef des Crayères en 2012, je ne connaissais quasiment rien à la Champagne et au champagne.  Pour moi, c’était juste une boisson pour accompagner un moment festif » raconte-il. Forcément, dès ces premiers pas, il subit ce poids écrasant de devoir construire une cuisine autour et avec ce vin emblématique. Il avait beau avoir été pendant 7 ans l’adjoint de Yannick Alléno (3 étoiles au Meurice), intégré la rigueur de Frédéric Anton (3 étoiles au Pré Catelan), adopté l’esthétisme de Michel Roth (2 étoiles au Ritz). Il avait beau avoir été lauréat du concours national de cuisine artistique en 2008, Bocuse de bronze en 2009 ou encore MOF (Meilleur ouvrier de France) en 2011, à Reims « j’étais un peu perdu », reconnaît-il humblement. Et d’ajouter : « pour mes premiers repas c’est le sommelier qui me disait quel produit travailler pour s’accorder avec telle ou telle cuvée. J’avais l’impression d’être redevenu commis et j’ai vite compris que si je voulais durer et garder ma place, j’allais devoir comprendre ce vin ».

Dès lors, à chaque fois qu’il a un moment de libre, il part à la rencontre des vignerons, participe à des dégustations pour mieux appréhender les subtiles nuances qui font la richesse de ce vignoble. Un passage obligé qu’il a su parfaitement négocier. Il faut dire que ce n’était la première fois que Philippe Mille se retrouvait ainsi acculé. « Deux semaines après avoir démarré mon apprentissage, le chef avait fait venir mes parents pour leur dire que je n’étais pas fait pour ce métier », raconte-il, un brin amusé. Beaucoup auraient lâché prise. Pas lui. « J’ai changé de patron et je me suis accroché en travaillant plus que les autres », se remémore-t-il. Un caractère et une ténacité sans doute liés à ses racines paysannes qui le poussent à se remettre en cause perpétuellement.

"A l'Arbane, je suis moi à 100%"

Son départ des Crayères répond à ce même besoin. « J’avais 50 ans, deux étoiles au guide Michelin, un salaire confortable. J’aurais pu y finir ma carrière »,explique-t-il. En devenant chef-propriétaire de l’Arbane, il s’est construit un nouveau défi. Il a tout renouvelé, repensé sa cuisine autour d’une philosophie, d’une vision pour qu’elle continue de raconter une histoire, celle de la Champagne. « Ici j’ose davantage. Je suis moi à 100%. C’est comme une renaissance », poursuit-il.

 Une liberté qui se retrouve dans chaque plat, dès les amuses bouches et cette panna cotta à la tomme des Ardennes avec son voile de ratafia. On poursuit avec l’arbanothèque, un plat phare la maison. En réalité, sept petits plats qui sont l’interprétation culinaire des sept cépages champenois. Pour le pinot noir, c’est une tartelette de myrtille fermentée avec de la betterave. Pour le pinot blanc, c’est une émulsion de chaource avec de la pomme Granny Smith marinée dans du verjus avec des noisettes caramélisées. Pour l’Arbane, c’est un crémeux de yuzu servi avec du concombre grillé et en gelée. Evidemment, les plats évoluent au fil des saisons et sont servis avec un champagne né de l’assemblage de tous les cépages champenois produitspar la maison Laherte Frères à Chavot, au sud d’Epernay. 

La rosace de la cathédrale dans l'assiette 

La suite est un hommage à la cathédrale de Reims, martyrisée par les bombardements allemands de 1914. Dans l’assiette sa rosace prend la forme d’un épais carpaccio de langoustines, mariné au verjus, posé sur une mousseline de légumes (du choux fleur, du céleri, de la courge ou de navet selon la saison). Philippe Mille se sert de cette mousseline pour dessiner les contours d’un vitrail et y apporter de la couleur.  Pour le vert, il utilise une huile d’aneth et de verveine, pour le rouge une bisque de langoustine et pour le jaune un condiment au citron. Une rosace à la farine de maïs partiellement couverte de caviar complète ce chef d’œuvre culinaire. C’est beau, mais c’est surtout savoureux. « Un bon plat doit être agréable à l’œil, mais ça ne suffit pas. Ce qui est fondamental c’est le goût. Il doit être équilibré, percutant en bouche, avec des saveurs franches »,  tranche le chef. La suite est de la même cuvée, audacieuse, technique, gourmande.

Cette fois, ce sont des couteaux légèrement grillés à la flamme accompagnés d’une purée de céleri et d’un confit de champagne, arrosé d’une huile de livèche et de craie d’amande. Le menu sillonne entre terre et mer, de basse-cour en jardin, de verger en rivière. Et dans un nouvel élan créatif, le maestro enchaîne en venant servir lui-même cette queue de homard fumée à chaud dans un petit tonneau où se consument des sarments de vigne. Une manière de mieux capter les essences du bois, dont le chef a fait l’une de ses spécialités. « J’utilise également des douelles de tonneau qui ont été imprégnées de vin que je fais chauffer à haute température et sur lesquelles je finis mes cuissons de poisson », raconte Philippe Mille qui espère désormais reconquérir rapidement cette deuxième étoile au Michelin qu’il a détenue durant 12 ans aux Crayères. Sans jamais perdre de vue l’essentiel : le client « parce qu’un plat réussi doit d’abord apporter à celui qui le déguste une émotion, un souvenir, voir une larme à l’œil. Raressont les métiers qui peuvent apporter ça et c’est notre plus belle récompense »,  conclut-il

Infos pratiques

  • L'Arbane

 7, rue Noël

51 100 Reims

La Champagne réinterprétée par Philippe Mille
Un reportage de Jean-Marc Toussaint