
Jour 1
Il est à peine 10 h. Je stationne ma voiture sur le parking du lac du Lachtelweiher, sur la commune de Kirchberg. En ce début d’été, le soleil est déjà chaud. Mon altimètre indique 740 mètres d’altitude. A l’entrée du parking, un chemin balisé avec un rectangle bleu s’enfile dans la forêt.
En une vingtaine de minutes, j’atteins la ferme auberge du Lochberg que la famille Kippelen a racheté en 1988. J’en profite pour remplir ma gourde d’eau. Sophie m’accueille dans un large sourire. Elle, sa sœur et ses deux frères ont repris la ferme auberge à la suite de leurs parents. Sophie s’apprête justement à laver à l’eau salée ses tommes de bargkass (NDLR : un fromage à pâte pressée non cuite typique de la montagne vosgienne).
Une forêt aérée et sauvage
En cette saison, le travail ne manque pas. La ferme qui abrite une centaine de vaches et de chèvres produit sa propre viande, mais aussi ses fromages. La tarte aux myrtilles me fait des clins d’œil et c’est à regret que je quitte les lieux. La chaume, inondée de soleil résonne du son des clarines. Je poursuis en direction de Fennmatt. L’herbe est haute et généreuse. Serpolets, arnicas et millepertuis tendent leurs fleurs au bord du chemin. Sur ces prairies d’altitude, les scientifiques ont dénombré plus de 200 graminées différentes. C’est cette diversité qui fait la qualité du lait d’été et par conséquence celle du fromage. Je bifurque à gauche en direction du col du Lochberg, puis encore à gauche vers Wissgrutt.
Très vite, le sentier pénètre une forêt aérée, sauvage, mélangée. Ici, c’est un bouleau fracassé par la foudre qui plie jusqu’au sol sous son propre poids. Là, c’est un hêtre vieillissant que le vent a précipité dans le talus. En ces lieux, la nature n’a aucun maitre. Elle vit sous le joug d’éléments bien plus grands que tous les randonneurs qui la sillonnent le nez au vent. Partout l’eau ruisselle, s’immisce dans la roche, pénètre le sol pour aller féconder les vallées verdoyantes qui se dessinent en contrebas dans les brumes de chaleur.

Après le col du Hirtzenlach, la pente devient plus raide. Je monte au train, le souffle court en transpirant à grosses gouttes. Je tente de coordonner ma respiration au rythme de mes enjambées, en appliquant les préceptes de la marche afghane. J’inspire sur trois pas, je bloque ma respiration sur le 4ème, j’expire sur trois pas et je me mets de nouveau en apnée sur le 4ème.
Au bout de quelques minutes, ma respiration devient plus régulière, apaisée. Je suis à la tête du Tremontkopft à 1086 mètres d’altitude. La chaume du Wisgrutt s’ouvre en grand. Le panorama sur le massif est grandiose. Le chemin traverse ensuite les pistes de ski du ballon d’Alsace. Le dos courbé, une riflette à la main quelques cueilleurs de myrtilles s’activent. A la tête de la Redoute, le sentier n’est plus qu’à quelques mètres de la route. Des cyclistes s’époumonent dans des derniers hectomètres de l’ascension du ballon d’Alsace, le premier sommet franchi par le Tour de France. C’était en 1905. Depuis, la grande boucle est passée par là à 25 reprises et cette montée est restée un classique pour les cyclistes amateurs. L’attrait pour cette montagne ne date d’ailleurs pas d’hier, les Celtes y célébraient déjà le dieu soleil. Ils avaient observé que depuis le sommet du ballon d’Alsace, le soleil se levait dans l’alignement de différents sommets à certaines dates clé du calendrier.
Encore quelques pas et me voilà à l’auberge du ballon. J’engloutis avec appétit un baeckeofe, un morceau de munster et une part de tarte aux myrtilles avant d’aller digérer, étendu dans l’herbe avec mon sac à dos en guise d’oreiller ! La remise en route est laborieuse. Depuis le sommet du ballon d’Alsace, la vue à 360 degrés est unique. En contrebas du sentier, le lac d’Alfeld et celui de Sewen sont des reliques de la dernière glaciation du Quaternaire. Je me souviens avoir lu que dans ces steppes glacées vivait jadis une grande faune, des loups, des ours mais aussi des rhinocéros laineux.
Au Gresson, le ferme des femmes
Le chemin se poursuit à travers les roches de Morteville, moussues, cerclées de myrtilles et de hêtres en bouquet, typiques des forets d’altitude. On dit qu’ils poussent en cépées. Les rudes conditions climatiques limitent leur croissance. Tortueux et rabougris, malmenée par les vents ces hêtres sont accompagné par quelques sorbiers des oiseleurs et autres aliziers blancs. Ils sont les seuls à résister à cette altitude.
Après 5 heures de marche, me voici à la chaume du Gresson. La ferme-auberge est atypique dans le massif. Elle est tenue par quatre femmes. Anne et Bénédicte, les deux sœurs, Emma la fille de Bénédicte et Ginette, la matriarche. Lové à 950 mètres d’altitude, elle a été rachetée par la famille Hirth en 1987. Anne et sa mère habitent là toute l’année et chacune a un rôle bien défini à la ferme. Bénédicte cuisine et gère le jardin avec sa fille. Anne s’occupe du service et des animaux avec sa nièce. Ici les quatre femmes font tout ou presque : les foins, les clôtures, le déneigement pour atteindre la première route située à 5 km de la ferme. La vie est rude, mais pour rien au monde elles ne céderaient leur place. « Il y a un paysage exceptionnel qui se renouvelle à chaque saison. Pas de bruit. C’est le paradis sur terre, à une condition : être bien équipé », souligne Anne. Sa nièce Emma qui a fait des études dans les ressources humaines a démissionné au bout de six mois passés en entreprise. « Je suis mille fois mieux ici. On vit dehors, on voit du monde. Notre qualité de vie est incomparable » souffle la jeune femme.
Ces montagnardes dans l’âme s’inquiètent toutefois du dérèglement climatique. « Il est plus perceptible en altitude qu’ailleurs. Il y a moins de neige, moins de pluies, moins d’herbes et les orages sont beaucoup plus violents » souligne Bénédicte. Je passe à table pensif. La soupe à la courgette, le bœuf en sauce et ses petits légumes variés, la tarte au fruit me remettent d’aplomb. Il n’empêche, les presque 21 kms parcourus aujourd’hui ont pompé une bonne partie de mon énergie. Je suis fourbu et je ne traine pas à retrouver ma chambre, pour me glisser dans les bras de Morphée.
Jour 2
Le lendemain sur la terrasse devant un bol de thé, je détaille les montagnes qui ceinturent le Gresson. Seule une petite ouverture entre deux monts arrondis permet de distinguer la ville de Bale en Suisse.

Dans le soleil levant, une vingtaine d’hirondelles se disputent le ciel et tournoient au-dessus de la ferme en gazouillant. Leur présence nombreuse est un bon indicateur de biodiversité. Partout, ce petit oiseau migrateur est en régression. Les traitements antiparasitaires des animaux et l’usage démesuré des insecticides privent l’hirondelle de son garde-manger. Triste sort et triste monde qui détruit ce que la nature a enfanté. Je reprends mon bâton de pèlerin. Pinocchio et Luron les deux ânes de la ferme m’accompagnent jusqu’à la limite de leur territoire. Tchao, le Gresson. Je reviendrai. C’est un bel endroit.
Je retourne sur mes pas le temps de retrouver le GR5, l’un des plus longs sentiers de randonnée d’Europe : 2200 km de la mer du nord à la merméditerranée. Le chemin est jalonné de granit vert, le même extrait à quelques kilomètres d’ici qui a servi à sculpter le socle du tombeau de Napoléon Bonaparte. Je marche sur une allée large qui domine le lac de Neuweiher, puis celui des perches. Sa couleur vert émeraude magnifie le paysage. Ce qui m’incite à me trouver une terrasse naturelle pour jouir d’une vue imprenable sur ce joyau brut pendant mon pique-nique. L’air et doux. Un grand corbeau est visible dans l’horizon. Un randonneur s’arrête. Forcément, nous nous racontons des histoires de randonneurs. Lui est un forçat du genre. Il est parti du Nord et ambitionne rejoindre Menton à pied. Il en a pour plusieurs mois. Il dort le plus souvent sous la tente. Je partage avec lui ce qu’il reste de mon repas. Il dégage une force et une sérénité rare. Merci pour cette parenthèse. Nous repartons dos à dos. Je prends la direction le col des perches. Au Rimbachkopf, il y a un kern au bord du sentier. J’y apporte ma petite pierre en faisant un vœu.
Sur un ancien volcan sous-marin
Pas à pas, mon esprit vagabonde, je me surprends à fouiller ma mémoire pour recenser les principales sentes que j’ai piétinées, de l’Himalaya, au grand nord, des plaines africaines, aux Andes péruviennes, de la forêt de Bornéo aux montagnes vietnamiennes. Combien ai-je parcouru de kilomètres à pied à la rencontre des hommes et d’autres cultures ? Des milliers. A force d’arpenter le monde, je ne sais plus. Qu’importe d’ailleurs. L’essentiel n’est pas là. Ma mémoire a imprimé des sourires, des visages qui défilent et se mêlent. Le long du chemin, le paysage a changé. Les myrtillers ont laissé place à la fougère. Les arbres sont moussus. Entre les feuillages, je distingue le village de Mollau et ce que je crois être le Gustiberg. Lors d’une pose, un roitelet huppé s’installe sur une branche à quelques mètres de moi. Je me maintiens immobile pour observer cet oiseau étonnant, le plus petit d’Europe. C’est le champion des poids plume. Il n’excède pas 5 g, soit le poids d’un sucre.
Après le col de Rimbach, le sentier s’ouvre sur la chaume du Belacker et son arche de Noé. Ici les animaux de la ferme font leur vie en totale liberté. Vaches, chèvres, moutons, chevaux, lamas broutent côte à côte parmi les poules et les oies ! La ferme est occupée par un couple de passionnés : lui ancien boucher, elle ancienne travailleuse sociale qui se sont pris d’amour pour ce magnifique coin du massif. Le chemin se poursuit en direction du Rosberg, avec d’un côté la vallée de la Thur coiffée par le grand ballon et de l’autre la vallée de la Doler dominée par le baerenkopft. J’ai peine à imaginer que cette crête était jadis recouverte par la mer et que le Rosberg qui me fait face est un ancien volcan sous-marin, vieux de 345 millions d’années.
Encore quelques pas et me voilà au refuge du ski club de Thann à 1100 mètres d’altitude. François m’accueille dans un grand sourire. C’est lui qui est le gardien du refuge pour la nuit. Il m’a préparé une petite fête. On attaque par l’apéro, on poursuit par le barbecue. Nous voilà une dizaine à table à refaire le monde. La nuit s’installe dans le rouge du couchant avec Thann et la plaine d’Alsace en arrière-plan.
Jour 3
Je suis debout à 7 h 15 le lendemain. Je fais un brin de toilette et je retrouve François pour le petit déjeuner. Cet ancien agent de l’ONF, entraineur dans plusieurs clubs de ski de fond de la région est aussi un vrai montagnard qui a gravi 11 fois le mont-Blanc et deux fois le Cervin. Je sens chez lui une grande sensibilité et beaucoup de bienveillance. Devant un café, il me parle de ces montagnes qu’il connait comme sa poche, de sa femme qu’il chérissait, emportée par un cancer.

Il est 9 h, j’ai quatre heures de marche devant moi et je suis attendu à la ferme auberge du Bruckenwald à 13 h. Je quitte François à regret en lui promettant de revenir l’hiver prochain pour faire quelques descentes à ski avec lui. A peine remis sur le droit chemin, un vététiste s’arrête à ma hauteur, on discute, moi en marchant, lui en roulant au ralenti. Il va jusqu’au Belacker, moi en direction de Masevaux. Nos chemins se séparent. Rapidement le mien se transforme en route forestière, caillouteuse, large.
Marc, un vrai paysan de la montagne
A l’approche de Masevaux, la végétation change. Et pour cause, je viens de descendre de 650 mètres. Je trouve des fraises des bois au bord du chemin dont je me délecte avec gourmandise. A Masevaux, je foule le bitume pour la première fois depuis 3 jours. Je retrouve la circulation automobile. Rien de tout cela ne m’avait manqué. La petite cité de 3500 habitants est alanguie entre les montagnes. Elle a abrité pendant plusieurs siècles un chapitre monastique de dames nobles. Je traverse la Doller. A l’image de l’école des abeilles, la ville abrite plusieurs bâtiments à l’architecture rhénane très marquée. Je quitte la petite agglomération pour retrouver la forêt dans une montée progressive.
La ferme auberge du Bruckenwald est au bout du chemin, à 800 mètres d’altitude. A l’intérieur un panneau annonce la couleur : « Ici on ne perd pas son temps, on le prend ». En sirotant une bière, je discute avec Marc le patron, un vrai paysan de la montagne qui a appris le métier d’aubergiste sur le tas. La terrasse est pleine, les assiettes aussi et c’est repu que je reprends le sentier qui me ramène à ma voiture. J’ai bouclé la boucle, la tête remplie de souvenirs, de paysages splendides et de belles rencontres.
Coup de cœur
Trois jours de
randonnée itinérante

Ce parcours en boucle représente en cumulé 59 kilomètres, réparti sur 14 h 15 de marche (5 h 15 le premier jour et 4 h 30 le 2ème jour et 4 h 30 le 3ème jour. Voici le détail de ce parcours, entièrement balisé.
Au parking du lac du Lachtelweiher, prendre le sentier balisé d’un rectangle bleu, passer la ferme auberge du Lochberg en direction de Fennmatt. Prendre ensuite le chemin qui monte au col du lochberg, puis avant d’arriver au sommet, bifurquez à droite en direction de Wissgrutt en suivant le rectangle rouge. Arrivée à la station de ski du ballon d’Alsace, emprunter le chemin qui longe le téléski. Après la passerelle qui enjambe la route, prendre le sentier sur la gauche. Attention il n’est pas balisé. Continuer ensuite à monter jusqu’à l’auberge du ballon. Sur le parking de l’auberge, prendre le sentier qui monte vers la table d’orientation. Attention, là encore le balisage n’existe pas. On le retrouve 300 mètres plus loin ! Il faut ensuite continuer en suivant le balisage rectangle rouge, puis descendre sur la gauche le sentier marqué d’une croix bleue qui mène jusqu’à la ferme auberge du Gresson.
Le lendemain, il faut revenir sur ses pas jusqu’au GR5 (balise rectangle rouge) avant de prendre à gauche en discrétion du col des charbonniers, puis de poursuivre par le col des perches pour rejoindre ensuite la chaume du Belacker, le Rosseberg et le Thannerhubel toujours en suivant le GR5 (rectangle rouge).
Le 3me jour, il faut légèrement revenir sur ses pas et prendre à gauche à hauteur du refuge du ski club sportif de Mulhouse le chemin balisé par un rectangle rouge, blanc, rouge en direction de Masevaux. Dans cette petite ville, le balisage est inexistant ou peu visible. Il faut suivre la route Belfort-Rougemont le château, puis prendre à droite la rue de Niederbruck, puis à hauteur de l’entreprise de couverture Fessler, encore à droite. A partir de là, on retrouve des balises. Il faut suivre le rectangle bleu jusqu’à la ferme auberge du Bruckenwald, avant de rejoindre le parking du lac du Lachtelweiher.
*Préférer faire cette randonnée en semaine. Les week-ends, les hébergements sont souvent complets plusieurs semaines à l’avance.