
Débarquer à Rapa Nui, « le nombril ou le navire du monde », ainsi dénommé par les Pascuans, serait-il intrusion ? Mes premiers pas sur l’île de Pâques s’accompagnent d’un fort silence intérieur, en dépit du gentil brouhaha de la salle de débarquement de l’aéroport Mataveri. Le respect, profond, domine toute autre pensée. Une grande estime d’abord pour les premiers explorateurs partis au VIe siècle de l’île Nuku Iva aux Marquises, guidant leurs embarcations près de 4000 kms et de longs mois durant pour se fixer sur une île isolée, déserte, couverte d’une jungle dense, à vrai dire peu hospitalière. Immense solidarité aussi avec les Rapa Nui qui, le 5 avril 1722, en un funeste jour de Pâques, subirent, dès le débarquement des premiers navigateurs européens, des Hollandais, de mortels coups de feu, en une rencontre qui tourna au massacre.
Une Histoire rare et féconde
Près d’un demi-siècle plus tard, en 1770, l’expédition espagnole de Felipe Gonzalez de Haedo arrivée du Pérou scelle le destin funeste de l’île : pillage des moaïs, nouveaux massacres, rafles, esclavage fatal au Pérou pour la moitié des Rapa Nui, retour dans l’île des rares survivants, porteurs de maladies - lèpre et petite vérole - qui accentueront le déclin démographique. Respect donc pour leurs descendants, la moitié de la population, qui, aujourd’hui, se sont relevés, perpétuent les traditions, la langue originelle, prennent soin d’un patrimoine unique, partagent une Histoire rare, riche, étrangement féconde en ces confins du monde. Infirmation flagrante à la théorie de « l’effondrement » culturel de la société rapanuie à la suite du déboisement radical de l’île, un écocide en somme, aujourd’hui démenti par les scientifiques, les archéologues, les premiers.
A pied, à cheval, en vélo…
Grande est donc la chance de se retrouver, à l’Orongo Hôtel, tenue par une famille pascuane, fière de ses racines, et volontiers diserte sur son île, son passé, son présent, son avenir. C’est tant mieux. L’île habitée la plus isolée du monde se prête volontiers à l’attention de ses visiteurs, excepté à l’évidence quand un paquebot décharge ses centaines de passagers pour une visite éclair de deux ou trois sites mégalithiques et des boutiques de souvenirs d’Hanga Roa.
Le reste n’est que plaisir inspirant. Et, en y cherchant bien, l’isolement est à portée. Le silence intérieur se peuple alors de sons, d’images, de récits légendaires et de vécus de l’instant, au cours de balades accessibles en voiture, et surtout à pied, à vélo, à cheval, sur ce triangle perdu au cœur du Pacifique, de 23 kms dans sa plus grande dimension, pour 164 km2 de superficie. Une misère au regard des trésors qu’il abrite, entre nature et culture, entre volcans et paysages de collines verdoyantes, de falaises abruptes et de côtes de laves déchiquetées.
L’esprit des ancêtres pour le bien des vivants
Place donc aux fameux moaïs, dressées sur les Ahu, les plateformes cérémonielles, en un lien avec l’au-delà. On dénombre sur l’île 887 de ces mégalithes dédiés au culte des ancêtres, taillés dans le basalte et le tuf volcaniques, de 2 à 10 mètres de hauteur, de 10 à 80 tonnes. Pouvoir et spiritualité se mêlent en ces lieux qui invitent à la contemplation, à l’introspection. A chacun, son identité, oserais-je dire ! Tous tournent le dos à l’océan, à l’exception d’Ahu Akivi érigé à l’intérieur des terres, à 2,6 kms de la côte sur un flanc du volcan Maunga Tereveka, le point culminant de l’île à 507 mètres d’altitude. Tous se dressent en fait à deux pas des emplacements de villages qu’ils veillaient et ainsi protégeaient. Ou les esprits des ancêtres dialoguant avec leurs descendants, œuvrant pour le bien des vivants !

Certains ont les yeux creux, incrustés de corail, rendant plus vive, plus intense leur fonction, tel, non loin d’Hanga Roa, sur le front de mer de Tahai, l’Ahu Ko Te Riku, l’un des mieux conservés, avec son pukao, une pièce cylindrique sculptée dans des scories rouges du volcan Puna Pau. Coiffé du ha’u orné de plumes, Chico, descendant d’un chef de clan, vous y entretiendra peut-être de l’usage fait de cette écume rouge, ou hani hani, savamment comprimée. Comme toujours, le dialogue est simple, franc, équilibré, bref éminemment plaisant.
Rano Raraku, le volcan carrière
En chemin vers l’est et l’Ahu Tongariki, un alignement de quinze statues géantes, vous rencontrerez certainement des chevaux en semi-liberté, ou quelques bovins paissant dans des prés aux herbes hautes, parsemés de mille et un cailloux de basalte. S’ils ont déforesté leur île, pour développer l’agriculture, les Rapa Nui ont su aussi s’adapter pour survivre, stoppant ainsi l’érosion des sols, limitant les chocs de température, tout en captant la rosée matinale pour le meilleur des semis. Un milliard de pierres aurait ainsi été disséminées. Travail colossal qui en dit long sur l’énergie dépensée et relativise les querelles d’experts sur le transport des moaïs. Tous n’étaient pas de toute façon destinés à se mouvoir. La halte s’impose alors à Rano Raraku, le volcan carrière majeur de tuf de Lapilli, plus facile à travailler que le basalte, un des sites archéologiques qui comptent sur la planète. S’y révèlent près de quatre-cents moaïs, couchés pour la plupart.
La colline parfumée
Jadis le site, généreux en légendes et en plantes aromatiques, avait pour nom Maunga Eo, ou colline parfumée. La poésie, mieux la magie demeure ! Outre sa lagune intérieure tapissant le cratère aux pentes riches en mégalithes - à découvrir absolument, à l’instar du volcan Rau Kau (lire coup de cœur) - Rano Raraku concentre 40% des moaïs de l’île, à tous les stades de développement. De quoi mieux saisir les techniques d’extraction, de taille, de coupe, de sculpture, de polissage ! Réduit désormais au silence, si ce n’est les exclamations d’enthousiasme de certains visiteurs, le site a résonné plus de cinq cents ans du tumulte des outils, et des plaintes des hommes. Avant qu’un jour, un dieu nouveau naisse sur l’île, sous le nom de Maka Make, que les Rapa Nui couchent alors sans violence les symboles géants d’un culte dépassé, et s’adonnent aux joutes d’Orongo et de l’îlot de Motu Nui pour désigner l’Homme Oiseau.
Coup de cœur
Rano Kau, le volcan beauté

Une fois quittée Hanga Roa, et dépassé l’aéroport Mataveri, la pointe sud-ouest de l’île livre un de ses trésors naturels d’une incomparable beauté. Elle se mérite à pied, dans la marche d’approche d’abord, puis l’ascension du cône volcanique de Rau Kano. A 324 mètres, l’altitude est certes modeste, le panorama, lui, est époustouflant. Au sommet, la vue plonge sur le cratère mythique de 1600 mètres de diamètre, et le spectacle hallucinant de la caldera, où se meuvent les eaux d’un lac et de nombreuses îles flottantes de roseaux totora. La mosaïque en vert et bleu s’avère enchanteresse, comme elle fut hier vitale. Véritable réservoir d’eau douce pour l’île, Rau Kano, protégé des vents violents de l’océan, s’est révélé généreux au plan végétal. Des espèces endémiques ou importées y ont hier prospéré, sur des terrasses alors aménagés sur les pentes intérieures. L’autre attrait du site tient à sa vertu politique, et historique. Sur le flanc sud-ouest dominant l’océan, le village cérémoniel d’Orongo, véritable site sacré du culte Make-Make, qui succéda à celui des ancêtres, était le cadre des compétitions organisées pour désigner l’Homme-Oiseau. Le vainqueur, dont le clan dominerait l’île un an durant, devait dévaler la pente vertigineuse, affronter les courants violents, et atteindre à deux kilomètres un îlot pour y quérir, le premier, un œuf pondu d’une colonie de sternes.