
Dans la pénombre d’un réduit en planches, les flammes dansent. Le foyer est simplement délimité par quelques vieilles tôles redressées. Déjà, une épaisse fumée stagne dans la soupente. D’un geste vif, Adolpho estourbit un poulet et le saigne. Aussitôt, le sang du volatile est récupéré dans une demi noix de coco. À sa droite, un homme psalmodie, les mains ouvertes vers le ciel. C’est le chaman du village. Il en appelle au dieu Bathala pour protéger le propriétaire du logis.
Chez les Ifugaos, une tribu vivant dans les montagnes de Luzon, la principale île des Philippines, les sacrifices pour obtenir les bonnes grâces des dieux sont encore monnaie courante. La vie des Ifugaos (littéralement les habitants des rizières, en langue tagalog) est toujours régie par des codes ancestraux. Ce peuple coupeur de tête, aujourd’hui pacifié, a conservé une relation à la nature incomparable. Les Ifugaos sont convaincus que l’esprit des hommes revit dans les arbres, l’eau, la terre… En guise de salut, ils s’échangent des feuilles et des noix de bétel qui leur barbouillent la bouche d’un rouge sang. Ils déterrent leurs morts sept ans jour pour jour après les avoir inhumés, nettoient leurs os pour les mettre dans des jarres disposées sous leur maison pour la protéger.
Des cercueils suspendus aux falaises
Dans d’autres villages, comme Sagaba, ils suspendent les cercueils au falaise ou à l’entrée des grottes. Leurs chants épiques (le hudhub) qui accompagnent la plantation et la moisson des rizières peuvent durer jusqu’à… quatre jours. Vieux de plus de 1000 ans, ces chant narratifs tour a tour fredonnés, psalmodiés ou récités comptent plus de 200 histoires différentes qui évoquent la vie traditionnelle, la loi coutumière ou encore les héros du panthéon Ifuago.
Venir s’immerger dans ces villages montagneux est donc une riche expérience humaine. Mais pas seulement. C’est aussi un lieu idéal de contemplation. La cordillère, qui culmine à 2 900 m, est une montagne splendide qui abrite ce que les Philippins considèrent comme la huitième merveille du monde : un ensemble de rizières en terrasses. A Batad elle sont disposés en amphithéâtre avec le village en toile de fond. Ici, la montagne est sculptée dans toute sa hauteur : escaliers de géants où le vert des jeunes pousses de riz se fond dans la transparence de l’eau, jetée sur le flanc des monts comme autant de miroirs éclatés. Les terrasses de Batad sont inscrites au patrimoine mondial par l’UNESCO depuis 1995 tout comme quatre autres rizières (à Hungduan, Mayoyao, Bangaan et Nagacadan).
La culture ifugao à l’épreuve de la mondialisation
Depuis 2000 ans, les Ifugaos sont les maîtres d’œuvre de cette fabuleuse architecture en amphithéâtre qui aimante le regard. Ces cultures sont soutenues par d’innombrables murs de pierre organisés selon un découpage et des agencements qui ne doivent rien au hasard. Ils permettent une irrigation équilibrée des terrasses avec cette eau précieuse collectée dans les forêts. Comme jadis, la culture se conjugue avec la nature au plus près. On ne récolte qu’une fois l’an, sans recours à des engrais ou des variétés de riz à pousse rapide.
Mais cette vie recluse, ancrée dans la tradition, va-t-elle encore pouvoir durer ? Rien n’est moins sûr. Comme partout, la culture ifugao est mise à l’épreuve de la mondialisation. L’exode rural, les mutations technologiques, le dérèglement climatique, mais aussi la conversion au catholicisme dans les années cinquante n’ont eu de cesse de modifier les pratiques et les rituels essentielsà l’engagement des hommes au point de faire chanceler l’équilibre social de cette vie communautaire fragile. Mais pas que. Le paysage change également.
Il y a dix ans, une piste s’est construite jusqu’à Cambulo, un autre village de la cordillère. Et déjà des tôles ont remplacé les toits de chaumes sur la plupart des maisons. Assurément, l’équilibre entre traditions et progrès est la question clé à laquelle devront répondre les Ifuagos pour déterminer leur avenir.
Coup de cœur
L’ile de Coron
Avec ses lagons aux eaux turquoises, ses plages de sable fin parsemées de huttes en bois coiffées de chaume, l’île de Coron, l’une des 7 100 îles de l’archipel philippin, a tout d’un petit paradis. Elle est accessible en bangka, une pirogue à balancier, depuis la ville de Coron.
Tapissée de jungle, cette petite île abrite treize lacs intérieurs composés à 70 % d’eau douce. La plupart sont sacrés aux yeux des Tagbanuas, et donc inaccessibles. Deux d’entre eux (Kayangan et Barracuda) sont toutefois ouverts aux touristes et permettent d’avoir un bel aperçu de cette exceptionnelle réserve écologique. Les lacs sont en effet lovés dans de vertigineuses parois de calcaire sculptées par l’eau. Le spectacle de ces orgues sous-marines est saisissant et accessible simplement avec masque et tuba.
L’île est occupée par le peuple Tagbanua qui vit de la pêche et des nids de salanganes, ces petits oiseaux proches du martinet d’Europe. Construits avec des algues marines et collés avec la salive de l’oiseau, ces nids réputés riches en protéines sont utilisés en médecine chinoise. Leur collecte hautement périlleuse offre un confortable gagne-pain aux Tagbanuas (les nids se négocient autour de 7 500 euros le kilo). À noter encore que les eaux de la région abritent des dugongs, un très rare herbivore marin en voie d’extinction, mais aussi des bateaux de guerre japonais, coulés par les Américains lors de la Seconde Guerre mondiale. Les îles Coron figurent même parmi les principaux sites de plongée sur épaves dans le monde. On y recense une douzaine d’épaves, dont certaines gisent par moins de 10 m de fond.