
Le Chili est un pays superbe aux beautés trop souvent malmenées, flétries, voire saccagées par des appétits voraces. Les Mapuche, ou « gens de la terre », en sont les gardiens, vigilants, actifs quand il le faut. Spoliés de leur terre, beaucoup ont dû migrer vers la ville. Plus de 300 000 survivent aujourd’hui au pays originel, le Wallmapu, s’étirant du centre-sud chilien jusqu’à l’Argentine, entre le Pacifique et au-delà des Andes. Des « réductions » abritent ces communautés autochtones - environ 3000 concentrées dans les provinces d’Arauco, Malleco et Cautin - toutes attachées à perpétuer leur culture, leur langue, leurs traditions, une philosophie de vie qui fait de l’homme un être parmi les êtres vivants, et place au premier niveau d’exigence quatre valeurs fortes : la bienveillance, la connaissance, l’énergie, l’intégrité. Suffisant pour aiguiser le désir d’aller voir, vivre, partager ces rêves et ces vécus toujours prometteurs, en dépit des bruits de bottes résonnant sur la planète.
Un tourisme doux et éclairant
Car les Mapuche ouvrent leurs portes, développant depuis le début des années 2000, en réponse à la crise, un tourisme doux, éclairant, partagé, en lien avec la nature, la terre-Mère, via des initiatives d’agro ou d’écotourisme mues également par une volonté affirmée de maintenir vivant le territoire originel.
Les attraits ne manquent pas, notamment en cette Araucanie, cadre de ces expériences. Entre la côte Pacifique, ses collines, ses lacs, ses lagunes, et la cordillère des Andes, les paysages, variés, sont de toute beauté. Forêts originelles d’altitude encore préservées, hautes prairies andines, champs de laves, volcans enneigés, rivières poissonneuses, faune et flore d’exception, dont le fameux et protecteur Araucaria, la nature est reine. De quoi contrebalancer les plantations industrielles de pins et d’eucalyptus qui, en aval, ne cessent de s’étendre depuis la colonisation, malmènent le paysage et acidifient les sols. Le peuple Mapuche qui a su conserver sa langue, le mapudungun, ses traditions, ses coutumes, sa culture musicale, entre autres singularités, trouve dans ce nouveau rapport apaisé à l’autre, matière à vivre de meilleurs lendemains.
Autour du lac Budi
Sur la côte Pacifique, à une heure et demie de route de Temuco, la capitale régionale, à Saavedra, des communautés Lafkenche, un des groupes ethniques de culture Mapuche, misent sur le lac Budi, un système de lacs salés reliés à l’océan, pour développer ce type de tourisme. Organisées en réseau, elles gèrent ainsi l’accueil, l’hébergement en ruka, l’habitat traditionnel, ou non, la valorisation de la gastronomie locale, l’offre de loisirs, d’animations… Ici la balade-découverte à cheval ou une virée en barque, là un repas traditionnel ou une veillée au son des instruments traditionnels : le kultrun (percussion), la trutruka (trompe), la pifilca (flûte). A chaque jour, son plaisir ! Convivial et instructif à souhait ! La nature participe pleinement grâce à la présence d’une riche faune sauvage à observer dans les jonchaies inondées, dont une centaine d’espèces d’oiseaux parmi lesquels des cygnes à cou noir. A Puerto Dominguez, la Ruka Lafken Leufu reconstitue les coutumes et traditions mapuche. Quant à Puerto Saavedra, la petite cité balnéaire, à l’embouchure du Rio Imperial, une balade s’impose au coucher du soleil sur la plage de sable noir, non sans une incursion à la Casa del Telar, la Maison du métier à tisser, temple de l’artisanat Mapuche.

Une autre dimension
A l’intérieur des terres, au pied du volcan Llaïma, Melipeuco abrite, un peu à l’écart, la communauté « Palihue Pillan », « Là où les esprits s’amusent ». Carlos et Marta y gèrent la Ruka Melilef, un lieu de vie et d’accueil de grande qualité pour comprendre la singularité du peuple premier, son Histoire, ses traditions, ses légendes, son mode de vie actuel, ses espérances.
Après le long voyage depuis l’Europe pour atteindre l’Araucanie, pas question de résister à l’invite d’une balade dans les environs de la communauté. La tradition de l’accueil est ainsi : partir avant tout à la découverte de l’environnement naturel. Un volcan pour pyramide, une forêt d’arbres géants pour cathédrale, une rivière et le vent ouvrant le dialogue, des caresses faites aux arbres protecteurs. Les portes s’ouvrent sur un autre monde, une autre dimension.
Des échanges sans faux-semblant
Le séjour est ponctué d’échanges sans faux-semblant. La vie dans la communauté se mérite. Corvée de bois, pluches de légumes fraîchement cueillis dans le potager, ravitaillement : mettre la main à la pâte est des plus naturels. La solidarité inhérente à la vie communautaire se traduit par ces travaux partagés, la visite d’un couple âgé isolé, accompagné d’une chicha, cette boisson fermentée traditionnelle à base de coings, de pommes du verger, ou de maïs…violet… Qu’un souci se profile, un cercle de parole est organisé où femmes et hommes, jeunes et aînés échangent sans tabou, en toute égalité, le son de la trutruka, des coups de trompe, ponctuant les bonnes paroles. Marta aime à conter les légendes, Carlos à ouvrir la réflexion sur des sujets plus actuels. De toute façon imaginaire et réalité font bon ménage. On échange sur un rêve de la nuit, autant que sur la découverte incompréhensible dans la rivière - et détestable, aux yeux des Mapuche - d’un saumon géant, au patrimoine génétique modifié, bourré d’antibiotiques, et échappé de la pisciculture voisine. On ne joue pas ici les apprentis-sorciers.
Icalma : une halte mémorielle
Les Mapuche détestent, on les comprend, qu’une cascade sacrée soit privée de son énergie pour en faire de l’électricité qui ne bénéficiera pas à leur territoire. Ils préfèrent s’y rendre pour méditer et lutter, comme à Truful-Truful, une chute d’eau, haut-lieu de l’écotourisme local, qui vient d’être sauvée d’un projet hydroélectrique.
La beauté cache parfois une histoire plus sombre. Sur la route de montagne filant vers Icalma et son lac, Marta invite à une halte mémorielle. D’immenses araucarias abritèrent et nourrirent ici des communautés en fuite, au plus fort de la Pacification de l’Araucanie (1861/1883), la conquête meurtrière des terres Mapuche par les colons. Au sol des grumes blanchies par le temps matérialisent ce souvenir collectif douloureux. Sans Marta, le touriste passerait, sans conscience. Comme il ignorerait le plaisir d’un bain dans les eaux chaudes des thermes rustiques de Molulco, et les bienfaits d’un tel retour à ce qui fut, est, et doit advenir.
Coup de cœur
Eté indien à Conguillio

Il est des jours où l’on se sent en communion profonde avec la nature. À quelques encablures de Melipeuco, le parc national Conguillio en est le cadre. Les 3125 mètres d’altitude et le sommet enneigé du Llaïma imposent le respect. C’est aussi le second volcan le plus actif d’Amérique du Sud, c’est dire. En ce jour lumineux d’été indien, il veille, serein, sur des paysages à couper le souffle : des champs de lave figés, entre des bosquets colorés de teintes automnales, le lac Conguillio aux eaux turquoises, la lagune Arcoiris, répondant au doux nom d’Arc-en-Ciel et sa forêt engloutie par une éruption trop gourmande.
L’invite est grande de prendre de la hauteur, d’emprunter le sentier Sierra Nevada, de faire halte sur un balcon naturel, tel le mirador des condors, ouvrant, en des panoramas grandioses, sur les Andes, de traverser une forêt, royaume de pics de Magellan hyperactifs, d’observer la noblesse d’un trio d’araucarias, d’un groupe de coigües, des chênes, bravant, de leur près de 40 mètres de hauteur, des restes de brume matinale. Des randonneurs rencontrés émanent les mêmes élans, le même enthousiasme, la même générosité. Ici le partage d’un casse-croûte, là le désir d’échanger sur la beauté des paysages, la forme d’un nuage, l’extraordinaire palette de couleurs qu’offre, en un présent rare, la terre Mère. Y’a de la joie dans l’air, qu’anime le vol d’un rapace, à moins qu’un puma, curieux et discret, ne profite, lui aussi, du spectacle.