
Sur le haut-plateau anatolien et ses steppes courant entre 1500 et 2000 mètres d’altitude, l’hiver est là. Tonique. Une bise acérée soulève dans le paysage des volutes de poudre blanche enveloppant un trio d’arbres figés par le gel, une ferme basse esseulée, un village blotti au pied d’un minaret. Sans fard est l’atmosphère, délivrant l’esprit de tout artifice, pour mieux le préparer sans doute à une découverte majeure, singulière en ces marches orientales de la Turquie, où se dessinent au loin les reliefs caucasiens. Entorse à la torpeur qui pourrait gagner le voyageur, une muraille qui fut forteresse profile soudain un autre univers. L’Histoire, la grande, s’invite, c’est sûr. Elle fut ici florissante, en dépit du silence, de l’impressionnant silence désormais maître des lieux. Bienvenue à Ani, l’ex cité prospère, alors « capitale de l’an mille » du royaume arménien des Bagratides.
L’âge d’or de la Route de la soie
Au 11ème siècle, à l’âge d’or de la Route de la soie, la ville médiévale de 200 000 habitants, rivalisait avec Constantinople. Après nombre de luttes, de révoltes et de conquêtes, la cité, établie à un carrefour de routes marchandes et de civilisations, s’est définitivement tue, vidée de son humanité. La mémoire n’en reste pas moins vive, aiguisée par la balade hors norme qui s’ouvre à vous, une fois les portes de la citadelle franchies, et que s’offrent à la vue les vestiges de monuments d’influence zoroastrienne, chrétienne, musulmane, ayant résisté au temps, aux invasions, aux tremblements de terre dont un séisme destructeur en 1319, prémices du déclin de la cité. De quoi garantir une incroyable virée dans le temps, en un lieu préservé, quoique toujours sensible en cette zone frontalière !
« Ani offre un large panorama du développement architectural médiéval grâce à la présence de presque tous les types architecturaux qui ont émergé dans la région entre le VIIe et le XIIIe siècle après J.-C. » confirme l’UNESCO qui a inscrit en 2016 ce site archéologique sur la liste du patrimoine mondial.
Eglise, temple perse et mosquée
L’imagination accompagne volontiers la lente et précieuse promenade. Il faut prévoir plusieurs heures de vagabondage intelligent sur le plateau isolé surplombant un ravin où coule la rivière Arpaçay, frontière naturelle avec l’Arménie. La dominant, côté turc désormais, l’église arménienne Tigran Honents, du début du 13ème siècle, se colore toujours de fresques de saints, d’animaux, réels ou fantastiques.
Plus loin les colonnes d’un temple perse du 5ème siècle évoquent un rituel dédié au feu. Là une mosquée du 11ème siècle dresse son minaret. A deux pas se devinent les vestiges d’un bazar, où s’animent les ombres d’opulents marchands. Partout les résidences, édifices religieux ou militaires, aménagés au fil des siècles par les dynasties chrétiennes, et musulmanes, ont laissé des traces, éveillant la curiosité, réveillant l’imaginaire.
L’ombre de Marco Polo
Citadelle, cathédrale et caravansérail ne demandent en effet qu’à revivre, lors de la balade qui foule d’anciennes rues et places pavées qu’aurait, en son temps, arpenté Marco-Polo ! La magie opère. L’idée ravive le plaisir de la découverte qu’aiguise la présence, dans les profondeurs du plateau rocheux, d’une cité souterraine, objet désormais des attentions des archéologues. Ani n’a donc pas fini de nous surprendre, en ce Petit Caucase turc qui abrite en fait un réel trésor patrimonial et multi-civilisationnel.

A moins d’une heure de route, Kars, la capitale de la province turque éponyme, a subi les mêmes appétits d’empires et de puissances, appâtés par ce haut-lieu stratégique. Arméniens, Mongols, Byzantins, Ottomans ou Russes, tous s’y sont frottés au cours des siècles. Qu’une citadelle domine la cité n’étonnera guère ! Il faut se poser sur ses hauteurs, se délecter d’un verre de thé face au soleil couchant et se laisser porter par les rumeurs montant de « la ville russe », les flots argentés de la rivière Kars, ou les ultimes rayons magnifiant la coupole de la cathédrale des Saints-Apôtres (Xe siècle) à la vocation désormais islamique.
A Kars, au son du saz
Réputée pour être, à 1768 mètres d’altitude, la ville la plus fraîche de Turquie, avec 4,5° de température moyenne annuelle, Kars n’en est pas moins chaleureuse à souhait. Le partage fraternel d’un thé à même la rue, aux flammes d’un brasero, ou d’une oie grillée, la spécialité locale, préparée avec soin par Nuran Ozyilmaz, patronne emblématique du Kars Kazevi, posé face à la citadelle, confirment la capacité d’accueil local. Comme les envolées mélodieuses d’un joueur de saz ! Un instrument légendaire dont les maîtres troubadours ont fait la réputation de la cité ouverte au monde, en cet extrême orient turc, il est vrai point de passage commercial et guerrier convoité au pied d’un Caucase bouillonnant.
D’autres instants inédits s’invitent : une nuit dans le quartier russe à l’hôtel Cheltikov à la façade de pierres noires volcaniques extraites du Mont Ararat. C’est l’un des édifices marquants datant de l’occupation russe de ville de 1878 à 1918 ; on peut aussi partir à la découverte dans un ancien bunker russe d’un musée dédié aux fromages. Ils se comptent par dizaines dans la région, tels le gruyère de Kars ou, plus singulier, le Çeçil, un fromage effilé, affiné des mois durant sur des poutres de bois ouvertes au vent du nord, ou encore le Kasar au parfum pénétrant. Les horizons de découverte culturelle, historique, gastronomique sont à coup sûr des plus ouverts sur cette haute terre cultivant toujours, ce qui ne gâte rien, un sens aigu de l’accueil.
Coup de cœur
Glissades sur le lac Çıldır

Incontournable ! A 65 kilomètres de Kars, et à près de 2000 mètres d’altitude, la virée au Çıldır, l’un des plus grands d’Anatolie, situé dans la province d’Ardahan, s’impose. Gelé l’hiver, il est le cadre de balades toniques à pied. Les moins entreprenants choisiront des glissades en motoneige, ou, plus exotiques, en traîneau tirés par de vaillants chevaux. L’autre attrait du site conviendra parfaitement aux amateurs de pêche sur glace. Une expérience tout aussi fortifiante. Vous pourrez de toute façon vous recharger en protéines, dans le très populaire, excellent et chaleureux restaurant local, Atalaym Neri, posé sur la rive, à l’ombre d’un arbre sacré chamanique. Au menu : d’excellentes carpes frites, arrosées d’un Raki. Un vrai régal !
Les amateurs de glisse peuvent aussi tester dans la même région de Kars ses stations de ski, dont le domaine de Sarikamis réputé pour sa « neige de cristal ». La vingtaine de kilomètres de piste se situent entre 2.130 et 2.761 m d'altitude, offrant une glisse familiale. Plus original, on peut skier au son du muezzin, une mosquée voisinant les télésièges au cœur même du domaine skiable. Plutôt dépaysant !