
Dans l’ancien canyon échancrant, à 3650 mètres d’altitude, l’Altiplano, dominé par les sommets enneigés de la Cordillère, des rumeurs montent, s’insinuent dans les recoins les plus inaccessibles. La ville s’étale, s’impose, conquérante. Au ton rouille des maisons de briques partant à l’assaut de pentes abruptes se mêlent le jaune des tribunes du stade Hernando Siles Reyes, les façades de verre des immeubles officiels, le béton des tours d’affaires, quelques ilots de verdure. Avec son bon million d’habitants, La Paz, capitale administrative de la Bolivie, exhale ses trop pleins de vibrations, de vapeurs, d’échos. Une pétarade signale sans doute une manifestation contre la vie chère, des sirènes deux tons annoncent la mobilisation policière. Aux couleurs bleue, jaune, rouge…, des cabines de Mi Teleférico, le réseau de téléphérique urbain le plus haut du monde, glissent, indifférentes, dans le ciel azur, reliant notamment la cité andine à El Alto. Née de l’exode rural, cette dernière se développe depuis 35 ans sur le haut plateau à plus de 4000 mètres d’altitude, portant la population de la mégapole à plus de deux millions d’habitants. Autant dire que tout ce beau monde se répand volontiers dès l’aube dans les rues étroites et pentues de La Paz. Etudiant enamouré, homme d’affaires concentré, employé songeur sont en mouvement. Les « marchandes », elles, s’installent à même le trottoir. C’est fou ce que la capitale bolivienne compte d’étals ainsi improvisés sur le pavé : fruits, légumes, boissons, soupe au poulet, objets d’artisanat, ou instruments du quotidien, vêtements… L’offre est des plus ouvertes. La tenue traditionnelle de ces cholitas est de rigueur : robes aux trois volants, bombin de feutre pour couvre-chef, longues tresses noires attachées à leur pointe…

Des caricatures de l’époque hispanique
Qu’une des 367 fêtes que connaît chaque année la Bolivie se prépare, et les rues redoublent d’animation, souvent embouteillées. Avenue Illmapu, une des artères du centre-ville, les marchandages précédant, en février, le Carnaval débordent largement sur la chaussée. Rien ne manque pour costumer enfants et adultes, décorer, le jour de la Ch’alla (bénédiction), la maison, un magasin ou sa voiture. Envahies, les façades s’habillent de couleurs vives, voire fluo. De quoi perturber les artisans locaux réparant à même le trottoir ici une machine à coudre, là un miroir ! Désormais, la priorité est autre, livrant bientôt la ville au défilé des enfants, armés d’eau et de mousse, travestis bien sûr. Caricatures de l’époque coloniale, les Chutas et les Cusillos, « un (mauvais) esprit andin », sont de retour. Autant dire les diables cornus et les diablesses, les fantômes aussi.
Alasita : vos désirs en miniatures
Dès le 24 janvier, un autre rendez-vous incontournable fait du parc urbain central le lieu névralgique de l’Alasita, ou « achète-moi » en aymara. La tradition, reconnue comme Patrimoine culturel et immatériel de l’Humanité par l’Unesco, s’invite là encore. A La Paz comme dans tout le pays. Durant un mois, des centaines de boutiques s’improvisent, proposant à la vente des miniatures. L’idée largement partagée s’inspire d’une coutume de jadis des peuples autochtones andins, où les miniatures échangées lors d’une foire spécifique devaient assurer l’acquisition desdits produits durant l’année.
Aujourd’hui, le principe demeure : achat d’une miniature pour satisfaire un souhait, avant qu’un chaman et/ou un prêtre ne la bénisse(nt). Les étals en disent long sur l’éventail plus qu’ouvert de ces aspirations : billets de banque, dollar et euro si possible, maison, diplôme, boîtes de conserve, sacs de farine, voiture, billet d’avion, mini bébés… Les journaux y vont aussi de leur format réduit, tout ça sous le regard bienveillant de l'Eleko, dieu précolombien de l’abondance et mascotte de la fête ! Un petit régal de balade et d’échanges !
Au marché des sorcières

Dans ce registre traditionnel, impossible de bouder le marché des sorcières, el Mercado de las Brujas. Dans une de ces rues étroites du centre-ville, d'étranges échoppes attirent le regard. Fœtus de lama ou de cochon, pendus à l'entrée en guise d'accueil, plantes médicinales, amulettes en tout genre : Feliza, la propriétaire de la boutique ésotérique "L'ange de la garde", respire plutôt la bienveillance. Rassurante, elle incante, pratique avec calme les rituels de magie blanche de la culture Aymara, au cœur même de la capitale. A El Alto, la cité populaire géante dominant La Paz, un autre marché bat son plein, la Feria 16 de Julio, le plus grand marché quotidien de fruits et légumes d'Amérique du Sud. A deux pas, installés sur une artère qui leur est dédiée, des chamans défient le temps, prodiguent conseils et soutien. Au-dessus dans les airs la ligne bleue du téléphérique urbain poursuit son tranquille va-et-vient. Tout cela au nom des bonnes énergies, cela va sans dire.
Rue Jaén, un condensé de la cité coloniale
Le passé préhispanique ne dit pas son dernier mot. Un petit tour au musée d’ethnographie et du folklore éclaire sur les savoir-faire andins ancestraux. On y découvre de très belles collections de tissus, masques, poteries et d’artisanat en plumes. Très instructif et plaisant !
Quant à l’Histoire, coloniale, elle s’invite forcément. A travers quelques bâtis sacrés, la Cathédrale, la Basilique San Francisco, et surtout la rue Jaén, l’un des derniers vestiges de ce qu’allait devenir La Paz, quand s’y installèrent, au début du XVIe siècle les Conquistadores, avides d’or et de richesse. Mais le cours de l’Histoire s’inverse, c’est bien connu. Ici a vécu Pedro Domingo Murillo, l'un des personnages clés de l'indépendance bolivienne acquise le 6 août 1825. Par cette ruelle étroite, bordée de maisons coloniales, où s’épanouissent cinq petits musées (folklore, métaux précieux, instruments de musique, du littoral bolivien, et Rosita Rios), les condamnés à mort cheminaient vers leur destin fatal, une potence installée aux limites de la ville. Une croix verte symbolise la dernière attention qui leur était portée. Plus jouissifs, une galerie d’art, et un café-musée bien vivant agrémentent la visite.
La grande maison du peuple

Plus que toute autre, une place symbolise parfaitement les pressions du temps : la place Murillo, centre névralgique des pouvoirs, avec la Cathédrale, le Palais présidentiel, le pouvoir législatif, une caserne de police et des façades criblées de balles, expression de plus proches agitations. Deux immeubles, à l’architecture contemporaine hautement symbolique, la dominent désormais. Inauguré en 2021, un cube posé sur un immeuble, de 36 mètres de haut, abrite le Parlement bolivien avec nombre de détails symbolisant les 36 peuples indigènes du pays, « pour laisser derrière soi l’ère coloniale ». Quant au Palais présidentiel - 120 mètres de haut, et 29 étages - inauguré en 2018 par le président Evo Morales, il surplombe l’ancien Palacio Quemado et se veut La Casa Grande del Pueblo, « la grande maison du peuple ». Il arbore, lui aussi, sur sa façade notamment, des éléments andins et amazoniens représentant les différents peuples de la Bolivie. Un rien audacieux, ces choix architecturaux au cœur du centre historique ne manquent pas de faire polémique. Sachant que les contrastes vivants de cette ville hors norme font assurément partie de son charme.
Coup de cœur
La Vallée de la Lune

A une dizaine de kilomètres du centre de La Paz, l’évasion est totale. Bienvenue dans la Vallée de la Lune ! On doit l’appellation à l’astronaute américain Neil Amstrong, qui, en visite ici avant la mission Apollo 11, fut séduit par l’atmosphère des lieux. Depuis des millénaires les pluies et les vents violents de cette colline de grès et d’argile ont en fait façonné ce relief assez courant sur les pentes de la cuvette de La Paz. Cratères, canyons, obélisques ou cheminées de fée : le paysage lunaire prend forme, se métamorphose constamment, au fil de la balade, d’environ une heure et plus si affinités. Un cactus, dit de San Pedro, aux propriétés hallucinogènes, une formation rocheuse inédite, attirent l’attention du photographe. Beige, brun, parfois rouge ou violet : les couleurs minérales varient. Quelques haltes à l’abri du soleil favorisent la découverte paisible, en ce site magique éloigné da la rumeur urbaine, son autre vertu. Tout en suivant la plus longue piste menant au Devils-Point, et son point de vue spectaculaire, pourquoi alors ne pas méditer du haut du « mirador du diable », devant « la Madre Luna », la lune mère, face au « canyon du silence », où se meuvent des lézards, et, plus étonnant, d’étranges lièvres à la longue queue et au teint clair ? La balade peut se poursuivre jusqu’à la Muela del Diablo, la dent du diable, au panorama stupéfiant.