
Sur l’île de Taquile, au cœur du lac Titicaca, un homme tricote avec application, avec pour couvre-chef un bonnet multicolore, signifiant son appartenance à l’élite locale. Telle n’est pas la seule singularité de cette communauté paysanne autochtone Quechua. Ici les hommes manient les aiguilles depuis l’âge de huit ans. Les femmes, elles, sont, depuis des lustres, passées maîtresses dans l’art du tissage. Au point d’attirer l’attention de l’Unesco qui a reconnu et inscrit en 2005 l’art textile de cette petite île péruvienne au Patrimoine culturel immatériel de l’Humanité. S’étirant entre le Pérou et la Bolivie à 3800 mètres d’altitude et sur 8560 km2, le plus haut lac au monde n’en est pas il est vrai à un trésor près.
Taquile, l’île du grand partage
A Taquile, vêtus de leurs costumes traditionnels, hommes, femmes et enfants prennent plaisir à les partager, dans un cadre enchanteur et préservé. En cette saison propice à la floraison des pommes de terre, quinoa et autres orges, le végétal enrichit volontiers la palette des couleurs que subliment l’artisanat local, les nuances de bleu des eaux lacustres, le teint caraïbe de plages où s’échoue une eau à 9 degrés ! Dans ce refuge paisible, sans voiture, à la rare électricité fournie par quelques panneaux solaires, le bonheur n’est pas loin quand résonnent les sons d’une flûte de Pan, d’un charango, et que, jupons tourbillonnants, s’enchaînent les danses andines. Le plaisir s’exprimera aussi dans la dégustation d’une truite pêchée le matin même et savamment cuisinée dans un des restaurants familiaux ouverts à tour de rôle, pour que chaque foyer insulaire bénéficie de la manne touristique. D’une besace précieusement ouvragée, l’homme, délaissant un temps le tricot, puisera quelques feuilles de coca à mâcher, et suivra le chemin serpentant dans les collines.

Un lieu sacré pour les peuples andins
Ainsi se déroule, en une belle harmonie, le quotidien d’une des quarante îles du Titicaca, le « puma de pierre » en quechua. Une survivance en fait d’une légende fondatrice attribuant la naissance du lac aux larmes du Dieu Soleil Inti chagriné par l’audace d’humains défiant les interdits, pour chercher le feu sacré dans la montagne, et courroucé par le chaos qui s’en suivit. Dévoreurs des audacieux bipèdes, les pumas en firent les frais, pétrifiés pour l’éternité.
Du lac aux profondeurs abyssales - 274 mètres - naquit en tout cas la civilisation inca. Les deux dieux créateurs, Viracocha et Inti, façonnèrent ici le premier couple humain Manco Capac et Mama Ocllo, à partir du roseau sacré. Les barques de jonc, ou totora, naviguent toujours sur le lac chargé d’histoire, et lieu sacré depuis les origines pour les peuples andins. Une virée au départ de Copacabana, côté bolivien, vers les îles du Soleil et de la Lune confirment. Les vestiges sont là. Sur la première, les ruines du sanctuaire de Chincana, du palais de Pilkokaina. Sur la seconde, celles du palais Iñak Uyu, réservé aux Vierges du Soleil, face aux sommets enneigés de la Cordillère royale !
Chez les Uros, le totora roi
Mais puisqu’il est question de jonc, une halte s’impose dans la baie de Puno, chez les Uros. Un demi-siècle s’est écoulé depuis mon premier passage sur les îles flottantes de cet autre peuple de l’Altiplano acculturé, intégré désormais aux Aymaras, et vivant en symbiose avec le fameux totora, ce roseau aux fonctions plurielles. Précieuse, poussant à même le Titicaca, la plante aquatique nourrit le bétail, et les hommes, les abrite, constitue le matériau de construction des îles flottantes. Près de Puno, une réserve en protège 64 000 hectares dédiés à leur bien-être, entretien régulier - plusieurs fois par an - de ces îlots hors norme oblige. En cinquante ans, le réchauffement climatique est passé par là, comme en témoignent les deux dernières années de baisse du niveau de l’eau du lac et les eaux vertes du port de Puno, à six kilomètres de là. Mieux vaut donc préserver la ressource. Autre changement plus que notable, les îles flottantes, hier réservées aux seules familles Uros, abritent désormais de modestes lodges destinés à l’hébergement de touristes. Si le décor a changé, la magie du lac ancestral opère, et les traditions demeurent : un artisanat textile de qualité naît toujours des mains expertes des femmes qui gèrent aussi le troc sur les marchés voisins - poisson contre laine ou céréale. Les hommes pêchent toujours la truite, la perche, le suche, le carache, le poisson chat, des panneaux solaires améliorant l’ordinaire qui reste sommaire. Le séjour n’en demeure pas moins hors du temps, sous le vol d’oies, de flamants roses, d’ibis des Andes et de mouettes.
La ferme de Joel, à Socca Marka

Sur ses plus de mille cent kilomètres de rives, d’autres rendez-vous méritent le détour. Direction la péninsule de Tililaca, toujours au Pérou, sur la rive sud-ouest, et le site de Socca Marka, entouré de parcelles de pommes de terre et de quinoa en fleurs. Notre hôte se prénomme Joel, vit de l’agriculture et, musicien, pratique tous les types de gammes et d’assemblages de flûtes de pan, sans oublier le charango. Il développe avant tout un art naturel et enjoué de l’accueil, dans le registre hébergement rural et rustique. Peu importe la fraîcheur, parfois orageuse, de la nuit : les épaisses couches de couverture apaisent le corps, le dîner - soupe de poulet, légumes et les incontournables papas - soulage la faim aiguisée par le grand air du lac. Sons, échanges, confidences : le dialogue suffit à dégourdir l’esprit.
Puno, une étape plaisir
Le Titicaca ne démérite pas en matière urbaine. La ville de Puno s’avère ainsi, à 3830 mètres d’altitude, une étape plaisir que l’on vit lors d’une balade, à partir de la Plaza Mayor et de la Cathédrale Saint-Charles-Borromée (XVIIIe siècle, de style baroque andin). La Jr Lima, une rue piétonne animée (boutiques, restaurants, artisanat, agences de voyage…), est ponctuée de haltes attractives : le Parc Pino et ses demeures coloniales, l’église Saint-Jean-Baptiste (style baroque dépouillé), le marché central. Patrimoniaux et surtout humains, les invites à la découverte ne manquent pas. Ici un fruit inconnu, là un détail architectural. Parfois une porte de musée s’ouvre. Inédit tel celui de la coca et des coutumes, pour tout savoir sur l’utilisation et l’histoire des feuilles de coca ! Ou encore, proche de la Cathédrale, le musée Don Carlos Dreyer dont une salle expose les offrandes et objets rituels d’une Chullpa Colla (tour funéraire pré-incaïque), telle celle du site de Sillustani, situé à 35 kms au nord-ouest de Puno sur une presqu’île du lac Umayo. Il y a tant à découvrir, et à imaginer cette fois dans les insondables eaux du lac qui reflètent avec bonheur la voie lactée ou de merveilleux cieux ennuagés.
Coup de cœur
Las Olas de Copacabana

Le poste-frontière entre le Pérou et la Bolivie franchi, en un accueil souriant, Copacabana, la cité portuaire et balnéaire de Bolivie, ancien lieu sacré pour les Incas, s’offre, aimable elle aussi. Rues animées, port coloré, et quelques singularités architecturales participent à son charme. Rien à voir avec les sites archéologiques des îles du Soleil et de la Lune méritant la balade. Immaculée, la Cathédrale (XVIe siècle, style mauresque) donne le ton, surprenant par ses coupoles et ses toits aux faïences colorées. Cette première évasion qui n’élude pas les couleurs du marché, en appelle d’autres. Telle la balade sur les hauteurs du Cerro Calvario pour découvrir le véritable temple à ciel ouvert dominant la baie de Copacabana, où vous attendent quelques chamans bienveillants. Une autre construction attire assurément le regard, avec ses tours coniques de conte de féées, insérant dans le paysage urbain d’étonnantes rondeurs. Dans cet hôtel hors norme, dénommé Las Olas, ou les Vagues, des baies vitrées décorées ouvrent sur le lac. A chaque « cabine » sa terrasse. Le tout, pensé, conçu et réalisé, selon une philosophie écologique : panneaux solaires, matériaux d’isolation, recyclage de l’eau pour arroser un vaste jardin…, sans oublier quelques ouvrages sur la région en différentes langues, guitare, charango et autres jeux divers. Bien-être et plaisir partagé sont au rendez-vous.